Call, cry, kiss ~ Lyhley

Lyhla grogna en titubant hors du bar, complètement éclatée. La barmaid la regarda sortir, prenant une caisse pour y mettre les clés qu'elle venait de chiper à la femme salement éméchée. Ce n'est pas du vol, se consola-t-elle, c'est pour son bien. Dehors, Lyhla tâta maladroitement ses poches, à la recherche de ces fameuses clés de voiture disparues. Sa tête tournait, et même l'air frais de la nuit de Vancouver n'éclaircissait pas ses idées. Elle se pencha en avant, lâcha un filet de bave sur le trottoir et se releva, poursuivant sa route vers sa voiture garée non loin. Sans trouver ses clés. « 'Tain, 'sont où ces saloperies de clés ? »

Après plusieurs minutes à enfoncer dix fois la même main dans la même poche toujours aussi désespérément vide, elle saisit son portable, agacée. Le manipulant avec précaution, bien qu'elle ait l'impression d'être Shrek ou Bibendum, tant ses doigts lui paraissaient patauds, elle réussit à tâtonner jusqu'à sa liste de contacts, et cliqua sur le premier venu. Ainsley Pryce. Lyhla resta plantée devant l'écran quelques instants, complètement interdite. Elle se réveilla en entendant les premières sonneries, et porta le téléphone à son oreille. « Heyyy Ainsleyyyy, commença-t-elle après le « bip sonore », J'suis au RainbowBimbo, le bar gayyyy où c'est complètement déjantééééé, j'ai perdu mes cleeeefs, faut que tu viennes à me chercheeeer... ! 'De suite belle rouuuuusse ! »

Elle raccrocha et se laissa tomber contre le mur, riant toute seule. « J'ai appelé mon ex-femme que je peux pas blairer ! » Elle hoqueta, cracha de nouveau un filament de salive. Ses vêtements empestaient l'alcool, ses cheveux étaient sales. Elle était ivre, elle s'était bourrée la gueule pendant des heures, attirant puis faisant fuir les filles. Elle en avait marre, elle en avait juste marre de penser, et c'était le seul remède qu'elle avait trouvé.

Lyhla s'était écroulée dans une ruelle à côté du bar, suffisamment sombre pour qu'elle passe inaperçue. Et puis, recroquevillée en chien de fusil comme elle l'était, elle passait pour un sac. Pratique. Même ivre morte elle réussissait à se camoufler.

Les yeux mi-clos, elle respirait normalement, son esprit embrigadé dans un méandre de pensées. Elle avait l'impression de flotter, caractéristique de l'alcool. Celle de flotter dans un nuage d'inconscience, cette impression que rien n'était grave. Son cœur était comme vide, son corps vidé. Et ce pas uniquement parce qu'elle avait pas mal régurgité toutes les boissons qu'elle avait engrangé. C'était une sensation étrange, que de se retrouver à avoir conscience de son corps et de son esprit, de son environnement extérieur et de son état intérieur, sans en être totalement acteur. Elle était détachée, démembrée presque. Impression lente et insidieuse, que celle de voguer d'une pensée à l'autre, avec lenteur, sans articuler quoi que ce soit, sans compléter le moindre prémisse d'idée. Elle pensait à tout et à rien. Elle passait du boulot, aux criminels. Des néons fluorescents du bar, à l'obscurité éclatante de la ruelle. De la haine à l'amour, de l'envie à la répulsion. Elle pleura, sans bruit. Elle rit aussi, sans un son. Elle fredonna, folle et solitaire dans son délire. Plus rien n'avait d'importance. Quoi qu'elle fasse, elle mourrait. C'était dans ces moments, terriblement fatidiques, de lucidité tragique, qu'elle acceptait enfin, peut-être sereinement, qu'elle allait mourir. Ce n'était que dans ces moments-là, qu'elle se sentait apaisée. Mais le lendemain, elle oubliait tout, et tout recommençait. Cercle vicieux, vie fastidieuse, qui la pourrissait et la tarissait jusqu'à la moelle.

« Lyhla ? Lyhla ? »
Les paupières encroûtées de la femme cillèrent sur ses yeux bleus glauques, et elle se releva en gémissant. Des courbatures et des raideurs parcouraient son corps entier, élancements vivaces. En grognant telle une bête, elle sortit de la pénombre, s'appuyant d'une main sur le mur. Le sol tanguait devant elle, sous elle. Elle ne pouvait fixer que les cheveux roux d'Ainsley, sur laquelle elle buta presque. Lyhla tomba à genoux aux pieds de son ex-femme, et vomit allègrement les rondelles de citron ingurgitées avec les cocktails. Elle s'essuya salement la bouche, avec sa manche de veste qu'elle affectionnait tant mais déjà raide de salive et vomi. Elle releva la tête, ne pouvant se lever sans utiliser Ainsley comme point d'appui. « S'lut. Sale temps pour sortir hein ? » Elle délirait encore, les yeux injectés de sang, expulsant un crachat à quelques mètres de là. Elle était saoule, comme elle l'avait rarement été dans sa vie. « Sympa la vue. » marmonna-t-elle, louchant sur le manteau d'Ainsley, entrouvert au niveau de sa cuisse. Bien plus ivre qu'elle ne l'avait jamais été.

Lyhla se retrouva serrée contre Ainsley. Si ses paroles avaient été confuses jusqu'à présent, alors là, elle ne les entendait plus du tout. Tout était occulté, excepté ces yeux. Des yeux aux nuances de colère, de dégoût, et d'une autre émotion plus profonde, plus indescriptible. Des yeux qui la survoltaient, l'emmenaient loin de cette vie dépravée qu'elle avait. Des yeux qui lui donnaient envie de plonger dans autre chose que l'alcool. Des yeux qui la transportaient jusque dans des contrées où un putain de bonheur l'attendait.

Elle ne voudra jamais m'embrasser, je pue trop, songea incongrûment Lyhla, les prunelles toujours plongées dans celles d'Ainsley. Pourtant, elle posa ses lèvres sur celles de son ex-femme, frissonnant de délice en entourant son cou de ses bras. Il lui fallait l'alcool pour franchir le pas. Si elle s'avouait secrètement sa mort, elle s'avouait aussi son amour. Je n'ai jamais cessé de l'aimer, pas vrai ? C'est pour ça que je l'ai appelée... Parce qu'inconsciemment, je savais que là, maintenant, ce serait le seul moment où j'aurais le courage de...

Brutalement, Lyhla recula, chancelante. « Ce... Je... C'est pas ce que je voulais, enfin si je... S'il te plaît... » lâcha-t-elle enfin dans un souffle. S'il te plaît quoi ? Pardonne-moi ? Embrasse-moi ? Tue-moi ? Aime-moi ? Oublie-moi ? Reviens-moi ? « Embrasse-moi... »

Lyhla se laissa de nouveau aller contre Ainsley, recherchant la caresse de sa main en bougeant légèrement la tête vers le dernier contact qu'elle avait eu avec celle-ci. Elle se laissa emporter dans la voiture d'Ainsley. Elle loupa tout du paysage, observant un bref instant le ciel étoilé et éclairé, avant que sa vision ne se brouille par quelques larmes discrètes. Elle finit par s'endormir, la tête contre la vite, bringuebalant au gré de la conduite. Ses paupières tressaillaient fréquemment, et sa cuisse tressautait souvent. Elle rêvait, refaisait à nouveau ce même cauchemar. La voiture, le feu, l'accident. Le sang, le sien, celui de Ian. Tout la ramenait à lui. Elle en avait assez. C'était son fils, elle l'aimait, sans contexte. Mais elle en avait assez de vivre dans son ombre, elle en avait assez de ne plus vivre à cause de lui.

L'arrêt du moteur la réveilla et, encore engoncée dans un brouillard sirupeux, elle leva la tête. Sans reconnaître les alentours. Des immeubles, des buildings, des gratte-ciels partout. « 'N est où ? » marmonna-t-elle en se redressant, se frottant les yeux. Attitude de gamine pour une femme trentenaire. Elle se massa aussi le cou, distraitement. Sa nuque la tiraillait, elle avait pris une mauvaise position. Ses yeux la brûlaient, trop de vapeurs fortes. Sa gorge était sèche, trop d'alcool à hauts degrés. Et son estomac gargouillait, vide depuis trop d'heures. Lyhla fut prise d'un léger haut-le-cœur en humant le fumet émanant de ses habits. Un piaulement lui irrita les cordes vocales, et elle entreprit de se débarrasser de sa veste et de son haut avec précipitation, ne supportant plus cette odeur exécrable. Empêtrée dans son T-shirt, le buste à moitié découvert – et ce malgré son soutien-gorge – elle se mit à haleter, ses yeux roulant dans leurs orbites, affolés. Elle ne savait pas où elle était. Elle paniquait.

Les pupilles dilatées à l'extrême, Lyhla obéit à Ainsley, sans réfléchir. C'était tout le temps ainsi. Ainsley pourrait lui faire faire tout ce qu'elle voulait, si elle le souhaitait. Sa voix, son être tout entier avait une emprise phénoménale et indescriptible sur Lyhla, et y échapper était une torture folle pour elle. Elle ne voulait pas y échapper. Elle ne voulait pas lui échapper. Elle voulait rester là, enrobée dans sa voix, enlacée par ses bras, à être le sujet de ses préoccupations. Son seul sujet de préoccupation. L'objet de toutes ses attentions. Enfin. Ce n'était que quand elle était au plus mal qu'elle s'occupait d'elle, pas vrai ? Fut un temps, elle n'aurait pas eu besoin de se saouler pour attirer son attention... Fut un temps, elle l'était sans avoir rien à faire. Quand elles étaient amoureuses.

« Qui est-ce ? » lui demanda une voix rauque de nicotine, brandissant sous son nez son porte-feuille et la photo d'Ainsley allant avec. Lyhla ouvrit péniblement les yeux, la tête enfoncée dans l'oreille. « Mon ex-femme. » répondit-elle en récupérant son bien, le replaçant dans un tiroir. « Tu l'aimes encore.
-Je crois que je tombe à nouveau amoureuse d'elle à chaque fois que je la vois... » murmura Lyhla, les yeux perdus dans le vague.

La femme ferma les yeux, sentant deux larmes couler à leur commissure extérieure, et frissonna. Elle remonta le manteau, enfouit son nez dans le col. Elle huma l'odeur d'Ainsley. D'autres souvenirs l'assaillirent, de nuits passées à se blottir contre elle, ou dans ses habits quand elle n'était pas là. Lyhla frissonna de nouveau. De dégoût, de peur, de froid, d'horreur, de délice, elle n'en savait rien. Elle savait juste qu'elle frissonnait, alors que son front, ses tempes, sa nuque, son dos étaient recouverts d'une fine pellicule de sueur moite. Elle se concentra sur la voix de son ex-femme. « (…) Inspire avec moi. Un, deux, trois. Expire. Un, deux, trois. Inspire, un, deux, trois. » Elle ne savait même plus si Ainsley parlait encore, ou si sa voix se répétait inlassablement dans sa tête, jusqu'à la calmer indubitablement.

Lyhla grimaça, et porta une main à sa poitrine, la posant maladroitement par-dessus celle d'Ainsley. Ce n'était pas son attention première, elle avait juste mal au cœur. L'impression que sa cage thoracique était trop petite pour lui avait crû ces dernières semaines. Ce soir-là, c'était encore pire. Pourtant, ce ne fut pas sa peau qu'elle rencontra, mais celle d'Ainsley, chaude et réconfortante. Lyhla, inconsciemment – ou pas – entrelaça leurs doigts. Groggy, la gorge pâteuse, ce fut comme une pointe de lucidité. Tu as toujours été mon ancre, pas vrai ?