▲ Leland & Zoey

Depuis quelques temps, il avait l’impression de passer sa vie en boîte de nuit. Il y arrivait tôt et n’en repartait qu’au petit jour, quand les premières files d’ouvriers se pressent dans les tramways en direction de la banlieue et de ses usines. Alors il partait à l’opposé de cette masse informe, pour regagner son appartement où il s’écroulait sur son lit et n’émergeait qu’à la tombée de la nuit.

Pourtant, ses soirées étaient on ne peut plus monotones. La plupart du temps il se contentait de s’asseoir au bar et d’observer ce microcosme évoluer sous ses yeux. C’était une chorégraphie bien huilée, mais chaque jour apportait néanmoins son lot de surprises, de nouveauté. Aujourd’hui, le thème de la soirée lui convenait mieux. Moins de danse et plus de méditation. Malgré tout, l’ambiance surchauffée collait son t-shirt contre son torse. Peut-être arriverait-il à s’arracher de son tabouret cette fois-ci ?

C’est alors qu’il la vit. Elle venait de temps en temps au Club, et déjà il avait eu l’impression qu’elle le regardait. Lui. Il la suivit du coin de l’œil tandis qu’elle se frayait un passage parmi la foule entassée dans la discothèque, le tissu de sa robe collant sa peau pâle. Tout ce temps elle ne le lâcha pas du regard, jouant des paupières comme pour s’assurer qu’il l’avait bien remarquée. C’était une situation totalement nouvelle pour lui, et la jurisprudence Schweppes l’incitait à la plus grande prudence. Quand elle disparut dans la pièce adjacente il hésita quelques instants sur la marche à suivre, mais la curiosité l’emporta et il lui emboîta le pas.

La musique était étrangement entêtante, hypnotique. Il pouvait sentir sa tête dodeliner presque inconsciemment au rythme des basses, tandis qu’il zigzaguait entre les tentures à la poursuite de la jeune femme. La décoration lui rappelait la scène d’ouverture d’Orange mécanique, ou Eyes wide shut. L’ambiance aussi.

Il la retrouva allongée sur une banquette, une cigarette aux lèvres. Comparé au reste de la discothèque l’endroit était plus calme, plus feutré. Quand elle le vit elle lui fit un petit signe de tête. Discret, mais cette fois impossible de se tromper, c’était bien avec lui qu’elle jouait son petit jeu. Après avoir pris une profonde inspiration, il s’avança dans la pièce et passa lentement devant la banquette sur laquelle elle était étendue, lui adressant un petit sourire au passage.

Il opta pour une espèce de pouf situé juste à côté et il s’y enfonça paresseusement. L’espace d’un instant il ferma les yeux, se laissant bercer par les vibrations qui résonnaient dans les murs. Il se sentait serein, comme dans un cocon. Quand il les rouvrit enfin, il croisa le regard de l’inconnue, toujours avec ce petit sourire en coin. Il allait ouvrir la bouche, mais finalement il se ravisa. Pas le bon moment. A la place il étendit ses jambes sur une  table basse art déco et croisa les mains derrière sa tête.

Ce petit jeu n’avait pas encore trop duré…

Perdu dans ses pensées, Leland suivait du regard les volutes de fumée qui s’échappaient des lèvres entrouvertes de l’inconnue de la banquette d’à côté. Elles s’élevaient paresseusement, formant des arabesques complexes auxquelles il essayait d’attribuer une forme précise avant qu’elles ne se dissolvent dans le faux plafond moutonneux qui exhalait des odeurs rondes et suaves, exactement comme il le faisait pendant ses voyages d’enfant avec les nuages qu’il apercevait à travers les vitres de la voiture familiale.

Quand elle lui tendit son paquet de cigarettes pour l’inviter à en prendre une, il se servit en la remerciant d’un signe de tête, et ce bien qu’il ne fumât pas. Il trouvait juste inconvenant de refuser. Il ne l’alluma pas, se contentant de la faire tourner entre ses doigts au rythme des basses dont les vibrations se répercutaient jusqu’au pouf dans lequel il était installé.
Jamais il n’avait grillé la moindre clope. L’idée d’ingérer du goudron et des produits chimiques ne l’avait jamais attiré, et comme il se foutait éperdument de l’effet de mode, ses parents avaient fait des économies substantielles durant ses années de collège et de lycée. Sans parler bien sûr des perpétuelles mises en garde sanitaires dont ils l’abreuvaient consciencieusement. D’ailleurs le tabac n’était qu’un des nombreux interdits imposés par le diktat familial, diktat qui l’avaient poussé à vivre en quelque sorte sa vie par procuration, ce qui était toujours vrai aujourd’hui. Avec les années, il s’était simplement contenté d’abandonner le poste de télévision pour le monde réel, mais le principe demeurait. Il restait curieux de tout, mais pas spécialement de l’expérimenter par lui-même.

C’est à ce moment qu’un serveur arriva, porteur d’un plateau sur lequel trônaient plusieurs verres remplis d’un contenu mystérieux. Il laissa sa voisine se servir, avant de se saisir d’un verre à son tour qu’il porta d’abord à son nez. Parfum fruité, mais qui ne masquait pas l’odeur de l’alcool. Il le vida ensuite d’une traite, le liquide lui brûlant légèrement les entrailles en passant. Pour lui l’alcool était juste un moyen de se désinhiber, il n’en aimait pas le goût, il ne voyait donc aucun intérêt à la dégustation. Toujours d’une traite, mais sans la grimace cette fois.
Il se perdit quelques instants à suivre des yeux le serveur qui s’éloignait d’eux. A sa manière de louvoyer entre les tables et les gens, à ses courbettes affectées, il était évident qu’il faisait de son mieux pour coller à l’ambiance de la soirée. Dans un autre contexte on l’aurait sûrement arrêté sur le champ, mais là il se fondait seulement dans le décor.

Jouant toujours avec la cigarette qu’il n’avait bien sûr pas allumée, il vit l’inconnue se pencher vers lui et lui adresser quelques mots dont le sens lui échappa complètement. Cela sonnait latin, français peut-être ? Définitivement symétrique, sans doute une citation, mais il n’en était pas sûr du tout. Quoi qu’il en soit ces notions de français étaient extrêmement limitées et elles ne lui permettraient en aucun cas de tenir ne serait-ce qu’un semblant de discussion. Lady Marmelade lui avait bien enseigné Voulez-vous coucher avec moi ce soir ?, mais vu l’ambiance de la soirée il avait peur de se mettre dans une drôle de situation qui ne tarderait pas à le dépasser.
Du coup il choisit de s’abstenir de toute réponse. Plutôt que de parler pour dire une connerie, il préférait le silence. Une vertu de plus en plus rare de nos jours. Heureusement pour lui elle n’en resta pas là, se présentant avec un accent qui lui confirma qu’elle devait bien être Française.
Aussitôt il se remémora les différentes fois où ils s’étaient croisés à la lumière de cette révélation. Sa démarche fière sans avoir l’air de rien, ce je-ne-sais-quoi comme ils disaient là-bas, ce goût pour une certaine forme de séduction, plus discrète, plus raffinée, tout s’expliquait à présent. Cela n’enlevait rien au charme de leurs petites entrevues silencieuses, ça les plaçait juste sous un autre angle, différent. Il lui sourit franchement, avant d’ajouter d’un ton suave, et dans son meilleur français : « Enchanté, moi c’est Leland. »

C’est tout ce qu’elle aurait dans la langue de Molière. Il s’était senti suffisamment ridicule à essayer de prononcer ces quelques mots, il allait maintenant basculer sur sa langue natale. « Il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés, non ? », ajouta-t-il, joueur. Il profita d’un nouveau passage de leur excentrique pour se saisir d’un nouveau verre et de le descendre dans la foulée. Du courage liquide. Il en aurait bien besoin. Il avait toujours eu beaucoup de mal avec le lâcher prise. Et discuter avec une inconnue pour lui demandait une dose certaine de lâcher prise. Heureusement, l’alcool et l’ambiance contribuaient à donner à cette soirée un côté irréel, onirique, ce qui l’aidait à poursuivre. « Et la phrase de tout à l’heure, c’était une citation n’est-ce pas ? » Il s’était tourné vers elle, par simple courtoisie envers la personne avec qui il parlait. Sa tête reposait inclinée sur la paume de sa main. Pour l’instant il était serein. Etrangement serein…