Get'cha Head In The Game (+) Leland

Deux fois par semaine je me rends au gymnase pour jouer au basket.  On est un petit groupe à s’y retrouver régulièrement, on ne se connait pas plus que ça, mais on se défoule pendant une heure et demie et tout le monde repart content. A titre personnel, je ne raterais ces rendez-vous pour rien au monde. Déjà parce qu’ils me permettent d’entretenir ce corps d’athlète que je suis intimement convaincu de posséder, mais surtout parce le temps que je passe à jouer, j’oublie mes problèmes, j’oublie l’écriture des scénarios qui n’avance pas, bref j’oublie tout.

Arrivé dans les vestiaires je me mets en tenue. Je crois que je dois être le seul habitant de cette ville à encore posséder la panoplie complète des Vancouver Grizzlies, ou du moins à la porter avec autant de fierté.  D’ailleurs les autres gars m’ont surnommé « Stuck in 2001 », en référence à l’année du déménagement de la franchise à Memphis. J'ai beau trouver ça con comme surnom, c’est pas vraiment le genre de truc qu’on choisit. Du coup je fais avec.

C’est donc floqué du jersey de Shareef Abdur-Rahim que je rejoins le terrain, prêt à en découdre. Les équipes sont faites rapidement, et on peut enfin passer aux choses sérieuses.
Je mets du temps à trouver mon rythme. Mes premiers tirs sont systématiquement trop courts, j’ai pas de jambes. Bref, c’est la merde. Je ne baisse pas les bras pour autant, je me concentre sur la défense, histoire de retrouver la confiance. Et ça marche. Au fur et à mesure les sensations reviennent.

Encore un match monstrueux de Brubaker ! Les Grizzlies ont vraiment eu le nez creux de l’engager, il a vraiment révolutionné le jeu de cette équipe. Quel joueur ! Non mais regardez-moi ce shoot ! Quelle pureté, quelle classe ! Et la foule ne s’y trompe pas, écoutez-les ! « LELAND ! LELAND ! » Quelle performance ! Les Grizzlies sont menés de deux points, Brubaker est complètement démarqué dans le corner, son coéquipier l’a vu, il va avoir le tir de la gagne ! Il lui fait la passe et… PUTAIN ! C’est quoi cette passe de merde ? Le ballon lui est passé au moins deux mètres à côté ! ! Ils avaient pourtant une occasion en or de remporter ce match… Brubaker n’est vraiment pas aidé par ses coéquipiers ! Ecoutez la foule ! Ecoutez la grogner  

Retour à la réalité. En guise de foule en colère, il n’y avait qu’une jeune femme qui avait esquivé par miracle l’attentat que constituait cette passe merdique. Elle était tombée de sa chaise et à ses pieds se trouvait une canne blanche qu’elle avait dû lâcher dans sa chute. Je me précipitai à ses côtés.

« - Ça va, rien de cassé ? »

Tout en prenant de ses nouvelles, je l’aidais à se relever et lui remettais sa canne en main.

«  - Qu’est-ce qui vous a pris de vous mettre si près de joueurs aussi mauvais que nous ? Personne ne vous a donné le casque réglementaire à l’accueil ? Un tel comportement frise l’inconscience vous savez ? »

Rien de tel qu’une touche d’humour pourrie pour apaiser une situation. Enfin j’espère.

J’étais rapidement rassuré sur l’état de santé de notre seule supportrice de la journée. Non seulement elle souffrait juste d’égratignures aux genoux et aux mains, mais elle avait l’air de prendre cette histoire avec philosophie. Ou du moins aussi bien qu’on puisse prendre une chute à plat ventre sur un parquet poussiéreux en ayant manqué se faire assommer par un ballon de basket. A sa place, je crois que j’aurais essayé de ramper jusqu’aux vestiaires, ou alors j’aurais fait le mort jusqu’à la fin de l’entraînement en espérant que personne ne m’ait vu. Donc oui, elle l’a plutôt bien pris.

Après l’avoir aidé à se relever, je m’assurais qu’elle aille bien. A part peut-être son amour-propre, tout avait l’air d’aller.  Je souriais à sa remarque.

« Vivre dangereusement c’est une chose, mais il faut savoir choisir ses combats. J’ai connu plus glorieux comme fin tragique. Et je vous en prie, c’est la moindre des choses. Oui, allez vous mettre hors de portée de nos maladresses, c’est plus prudent. Je viendrais vous voir une fois qu’on aura fini la partie, histoire de faire un recensement de vos neurones restants. »

Je la regarderais se diriger vers les gradins. Avec sa canne, elle avançait sereinement, sans vraiment hésiter. Presque comme si elle connaissait l’endroit. Je retournais sur le terrain et reprenais le match où il en était.

Et nous voici de retour pour la suite de ce match complètement dingue ! Il ne reste plus que quelques secondes à jouer dans les prolongations. Le score est extrêmement serré : Vancouver Grizzlies 18 ; les Connards d’en Face : 19 ! Rappelons que la première équipe à 20 points remporte le match. Après s’être assuré que la jeune femme du premier rang allait bien Leland Brubaker est de retour sur le terrain ! En plus d’être un joueur phénoménal, c’est également un parfait gentleman ! Et la balle est dans ses mains, il demande un écran en tête de raquette, il va tirer… Non ! Quelle passe lumineuse pour son partenaire situé sous le panier ! La défense n’y a vu que du feu ! Les Grizzlies l’emportent ! Les Connards d’en face n’ont que leurs yeux pour pleurer !

Je commence à être trop vieux pour ces conneries. Je sens la menace sournoise de la crampe, mais bordel que ça fait du bien de se défouler un peu ! Après avoir salué partenaires et adversaires, j’attrape ma serviette, ma bouteille d’eau, et je rejoins la jeune femme qui est toujours sagement installée sur le plus haut gradin du gymnase.

« Vous avez tenu à assister à ça jusqu’au bout ? Laissez-moi deviner… On vous a obligé à venir, c’est ça ? Il est dans la salle en ce moment ?
Un coup pour oui, deux coups pour non. »

Je ne sais pas pourquoi j’étais aussi à l’aise avec elle. Ça n’était pas du tout dans mes habitudes. Peut-être qu’à cause de sa cécité, j’étais moins sensible à son jugement. Ce qui me semblait complètement con. Et à la fois pas si con que ça. Enfin j’en savais trop rien.
Après avoir essuyé la sueur de mon visage je me penchais vers elle avec un air de conspirateur.

« Je peux vous faire sortir d’ici discrètement si vous voulez. »

Et une bonne goulée d’eau fraîche pour faire passer ce flot de conneries, une !

Apparemment elle avait l'air de prendre mes tentatives d'humour vaseux plutôt bien. Bien sûr tout ça ne pouvait très bien être que de la politesse et elle pouvait actuellement prier intérieurement pour qu'une force divine la débarrasse de ma présence dans l'instant, mais j'essayais de me fier à son sourire qui me semblait sincère. Alors comme ça elle était suivie ? Et elle me donnait carte blanche pour la sauver ? C'était décidément trop beau !

Ni une ni deux, mon sixième sens d'espion international se mit en alerte. Je balayais la pièce du regard à la recherche de l'ennemi. Je ne mis pas longtemps à le trouver. Il avait beau faire semblant de s'essuyer le front, il ne trompait personne. Maintenant il nous fallait un moyen de s'échapper. Là aussi je commençais à échafauder toutes sortes de plans plus ou moins risqués.

Perdu dans mes pensées, je ne remarquais pas qu'elle se le relevait et nous nous percutâmes légèrement.

« Alerte transpi, attention ça pue !
Pour votre type, c'est bon je l'ai repéré, il est en bas de marches sur votre droite. Le problème, c'est qu'il va falloir lui passer devant pour atteindre l'accueil... Vous avez confiance en moi ? »

J'avais toujours rêvé de recaser cette phrase d'Aladdin dans une situation dramatique où la vie de la donzelle serait menacée... Ce qui n'est pas vraiment le cas ici, mais on a la vie qu'on a, zut !

« Vous avez confiance en moi ? », répétais-je. Puis, prenant la seconde de silence qui suivit pour un assentiment, je prenais sa main et nous nous élançons dans les escaliers, en lui annonçant les marches au fur et à mesure qu'elle se présentait.

Nous filions comme le vent, engloutissant les marches quatre à quatre dans une course effrénée contre la mort. Déjà le type avait compris qu'il avait été repéré, sa main plongea en direction de son sac. Nul doute qu'il allait en sortir une arme ! Pourquoi avais-je laissé la mienne au vestiaire ? Nous n'aurons pas le temps d'atteindre l'accueil, mais il faut tenter le coup. C'est notre seule chance ! Nous accélérons encore ! J'encourage la demoiselle à aller encore plus vite. On y est presque... Trop tard, il a son âme braquée sur nous ! Dans un réflexe extraordinaire, je nous écarte de la trajectoire de la balle, plongeant dans un recoin du gymnase.

En guise de recoin nous nous retrouvons allongés sur des énormes tapis tout mous utilisés par les gymnastes.

« Je crois qu'on lui a échappé. L'accueil est à deux mètres à gauche. Mais ne faites pas de bruit, il est peut-être encore là... »

Je l'aide à se remettre debout et l'oriente en direction du vestiaire. Je suis prêt à affronter l'affreux, mais je préfèrerais quand même pouvoir éviter le combat. Pourquoi j'ai encore oublié mon flingue ? Allez peut-être qu'il a lâché l'affaire, on ne sait jamais...

« Arrête tes conneries, Brubaker ! Quand est-ce que tu vas te décider à la payer ta foutue licence ! Ça fait des semaines que tu m'évites ! »

Eh merde.

J'avais sauvé la donzelle, mais je n'était pas tiré d'affaire pour autant. Ma couverture était plus que compromise, il m'avait clairement identifié. Maintenant je ne pouvais compter que sur mes ressources personnelles pour se tirer de ce mauvais pas... Mais que faire ? Le coup du réfugié albanais qui ne parle pas la langue ? C'est un espion chevronné, il détecterait sûrement l'entourloupe... Non, il n'y avait plus qu'une chose à faire : affronter mon destin, regarder la mort droit dans les yeux. Avec fierté.

Je sortais donc de ma cachette, comme si de rien était. J'avais mal au genou, mais je serrais les dents. J'avais déjà dépassé mon apport journalier recommandé de ridicule, inutile d'y ajouter ma faible résistance à la douleur.

« Ah salut, Simmons ! Je ne t'avais pas vu dis donc. La licence ? Bien sûr que j'y pense. J'attends juste qu'on me paie pour mon dernier scénario. Dès que c'est fait tu auras l'argent avant d'avoir eu le temps de dire Brubaker. »

« Une semaine, Brubaker ! Je te laisse une semaine ! Et si tu n'as pas l'argent à ce moment-là c'est pas la peine de te pointer à l'entraînement, compris ? »

Et il s'éloigna en bougonnant, maugréant sur le comportement détestable des jeunes de nos jours, que de ce son temps jamais il n'aurait osé être en retard pour payer sa cotisation, et qu'il en serait sûrement mort de honte. Je soufflais.

Je n'avais pas compris pourquoi il m'avait épargné. Il avait le canon de son flingue braqué sur moi, mais il n'avait pas appuyé sur la gâchette. Pourquoi ? Je ne vois qu'une explication : torture psychologique. Il sait que je sais que j'étais à sa merci, et il pense que je vais sombrer dans la paranoïa. Que je vais devenir fou. Il fallait que je me ressaisisse.

Je profitais de ce répit pour me masser le genou. C'est malin je me suis égratigné ! Mais bon, il faut savoir vivre dangereusement. Allez hop, direction l'accueil. Je retrouve la demoiselle assise sur une chaise qui me fait signe... QUI ME FAIT SIGNE ?

Merde ! Si ça se trouve c'est une agent infiltré envoyé par l'autre saligaud pour m'espionner et je suis tombé dans son piège ! Elle cherchait juste à m'approcher et a pensé à la technique de la demoiselle sans défense... Je dois reconnaître que c'est malin, mais je ne suis pas né de la dernière pluie ! A moi de jouer maintenant..

« Comment je m'en suis tiré ? Quelques rudiments de jiu-jitsu associé à mon sens inné de l'esquive et de la diversion. Un cocktail explosif, mais ô combien efficace. Ahahahah ! »

Je sens dans sa remarque qu'elle se moque gentiment. Gêné, je passe la main dans mes cheveux et essaye d'adopter un ton détendu.

« C'était un simple malentendu. Il m'a pris pour un autre... ça m'arrive tout le temps ! », répondis-je. J'enchaînais sur une petit rire qui se voulait décontracté, mais qui sonnait faux, même à mes oreilles. Ça sonnait mieux dans ma tête... Zut, j'allais passer pour un pingre de la pire espèce ! A la recherche d'une distraction, je remarque qu'elle a un sac de sport avec elle. Changement de sujet habile, go !

« Plus sérieusement, j'imagine que vous n'êtes pas seulement venue ici pour jouer à la balle au prisonnier avec nous, si ? D'ailleurs je suis au regret de vous informer que vous avez été éliminée... »

Un visage lambda ?... UN VISAGE LAMBDA ??? Reste calme Brubaker, elle cherche à te faire sortir de tes gonds, ça ne fait aucun doute ! Tentative de déstabilisation typique de la part d’un agent double ! Reste sur tes gardes mon champion !

C’est pas trop mal « lambda » finalement… En tout cas, c’est toujours mieux que moche, ou repoussant... ou beurk. La vile flatteuse que voilà ! Mon sourire se transforma rapidement en un rire franc quand elle se mit à contester son élimination à la balle au prisonnier. Là franchement, elle ne manquait pas de toupet !

« Je suis au regret de vous informer que l’article 3 du règlement officiel émis par la FCBP, la Fédération Canadienne de Balle au Prisonnier est on ne peut plus clair à ce sujet : « tout joueur ou joueuse tentant de fuir en jouant à chat-perché après avoir manqué intercepté un ballon avec sa tête sera immédiatement éliminé de la partie ». Eh oui, la balle au prisonnier n’est pas un jeu de planqué, tenez-le vous pour dit ! »

Et paf ! Non mais oh, je connais les règles quand même. Ou alors je les invente, mais c’est du pareil au même. Je ne suis pas sûr qu’elle soit vraiment convaincue par l’Article 3, elle doit avoir senti l’entourloupe.
Par contre sa venue au club de sport était plus mystérieuse pour moi. Son cours de « yoga-mais-en-fait-non » semblait avoir été annulé, et je me demandais si elle cherchait un sport de remplacement ou bien si la course-poursuite pour le salut de son âme lui avait suffi pour la journée. J’optais pour la deuxième solution, quoique incertain.

« Si vous voulez quelque chose qui soit sans danger pour votre frêle carcasse, je vous conseille fortement de me laisser prendre une douche avant d’envisager quoi que ce soit. Je ne voudrais pas être responsable de l’anesthésie de votre odorat quelques minutes après avoir manqué être défigurée à jamais ! »

L’odeur que je devais actuellement dégager devait suffire à la convaincre qu’il ne s’agissait pas là de paroles en l’air. Je m’essuyais à nouveau le front et les bras avec ma serviette avant de lui exposer les possibilités qui se présentaient à nous.

« Après ça dépend de ce que vous préférez. Soit je file prendre ma douche en vitesse aux vestiaires et je vous retrouve ici, soit vous m’accompagnez jusque chez moi pour que je vous offre un verre afin de célébrer vos débuts prometteurs dans le monde de la balle au prisonnier. Qu’en dites-vous ? »

Bien joué Brubaker ! Tu l’invites chez toi, et après tu la séquestres et tu la fais parler ! Fais-lui cracher le nom de celui pour qui elle travaille ! C’est du bon boulot ça Leland ! Je suis fier de toi, mon p’tit !