Do you ever wish you had a second chance to meet someone again for the first time ? ~ Leland

Les gens ne vivent que la nuit. Le jour ils se contentent d’aller et venir, comme des zombies, à l’école pour y déposer leurs gosses, au travail, à leurs rendez-vous, au supermarché, encore au travail, à l’école encore pour aller chercher leurs gosses, à la maison… Ils ne vivent pas, ils courent. Une multitude d’insectes interchangeables animée par les mêmes besoins, les mêmes motivations. Personne ne vit réellement le jour, c’est un fait. Ce n’est que quand le soleil et les mioches se couchent que les gens peuvent enfin redevenir eux-mêmes. Alors seulement leur véritable nature refait surface, animal nocturne s’il en est jamais un.
L’un des corollaires à cette observation est que toutes les bonnes histoires se passent la nuit. Et comme j’étais désespérément à la recherche d’une bonne histoire, je ne sortais plus que la nuit.

Je m’étais installé sur un banc. De l’autre côté de la route le néon du Pink Paradise émettait une lumière blafarde qui se mêlait à celle des lampadaires. Je n’y avais jamais mis les pieds. C’était typiquement le genre d’endroit où je me sentais immanquablement oppressé, même si je saurais difficilement expliquer pourquoi d’ailleurs. J’imagine que ça a à voir avec l’image que ça donnerait de moi… Des conneries quoi !
Beaucoup d’hommes se posaient moins de questions existentielles que moi. Et ils n’avaient pas l’air plus malheureux, bien au contraire. Certains ne semblaient pourtant pas vraiment assumer d’être là, jetant des coups d’œil inquiets avant d’entrer ou marchant la tête rentrée dans les épaules. Mais c’était moins les « consommateurs » qui m’intéressaient que les filles qui y travaillent.
Ma patience est finalement récompensée au bout d’une heure. Elle sort par la porte de derrière et se grille une clope tranquillement. Je l’observe du coin de l’œil. Elle a l’air jeune, peut-être de mon âge, peut-être moins. On pourrait facilement la prendre pour une étudiante. Rien qu’à sa posture il est évident qu’elle est sûre d’elle. Elle n’évite pas le regard des autres et elle ne le cherche pas non plus. Je dirais qu’elle s’en fout.

Je ne dois pas être aussi discret que je pensais, car elle finit par remarquer mon manège et traverse la rue dans ma direction. Je prends de profondes inspirations, histoire de calmer l’emballement de mon palpitant. Je devrais vraiment consulter un psy, c’est pas possible d’être nerveux en permanence comme ça… Je parviens quand même à me calmer tant bien que mal et à lui sourire quand elle arrive à ma hauteur. Je referme doucement mon calepin que je garde sur mes genoux.

«  - Salut. »

En grandissant je pensais qu’il n’y avait pas mieux qu’un paquet de cigarettes et un briquet pour se faire de nouveaux amis. J’ai toujours été surpris de voir comment deux personnes qui ne se connaissaient pas, et qui n’auraient jamais échangé un mot si elles n’étaient pas fumeuses en venaient à se raconter leurs vies comme ça, naturellement. Unies par le lien du partage du feu. Le Prométhée moderne. J’appelais ça « la solidarité du poumon ». Mais maintenant que j’étais moi-même devenu un animal nocturne, un peu malgré moi il est vrai, je réalisais qu’il y avait encore plus efficace qu’un paquet de Malboro et un briquet : le combo calepin/stylo.
Je n’avais jamais parlé à autant de personnes que depuis que je m’étais mis à prendre des notes sur les gens que je croisais. J’envisageais même sérieusement de laisser à l’avenir mon briquet à l’appartement (je n’ai jamais fumé et il encombre inutilement ma poche).

«  - Tu bosses ici ? »

J’avais vu juste. A la manière qu’elle avait de tirer sur sa clope, à sa façon de s’asseoir nonchalamment sur un banc déjà occupé, elle vit sa vie un point c’est tout. Elle a conscience du regard des autres sur elle, mais elle, elle ne s’en formalise pas, elle s’en fout.  Intérieurement je l’envie. D’un point de vue émotionnel, ça doit être beaucoup plus reposant que mes questionnements incessants. Surtout pour ce qu’ils m’apportent. Je m’éclaircis la gorge tout en resserrant le col de mon manteau. La nuit est froide, et je n’ai aucune envie d’attraper la crève. Ces quelques moments de silence sont profonds, chacun dans son monde intérieur, et l’autre ne pouvant que se perdre en conjectures pour espérer y pénétrer.  Nerveusement je pianote sur mon calepin, toujours sans un bruit. Sa réponse est laconique, mais ma question était complètement débile, j’imagine que c’est de bonne guerre.

Je n’avais jamais été doué pour faire la conversation. Autant je ne pensais pas manquer d’esprit pour rebondir sur une chose qui a été dite, autant quand il s’agissait moi-même d’apporter le sujet de discussion, c’était le vide complet. Heureusement que les séries zappaient ce genre de banalités pour aller directement à l’essentiel, sinon j’aurais bien été en peine de manger à ma faim. Evidemment, mon calepin était la raison pour laquelle elle s’était approchée, comme je l’avais deviné. Quand elle m’interroge à son sujet, je l’ouvre et le feuillette rapidement.

«  - En quelque sorte oui. Je suis scénariste pour la télé. Du coup je suis toujours à la recherche d’inspiration. Un endroit, une atmosphère, n’importe quoi. Je cherche les pièces d’un puzzle. »

Je reportais mon attention droit devant moi, sans vraiment fixer un point en particulier. Les passants étaient rares, seuls quelques clients sortaient du stripclub, visiblement satisfaits de leur soirée. Je les regardais s’éloigner tranquillement.

«  - Comment se retrouve-t-on à bosser dans un endroit comme le Pink Paradise ? »

Le ton était neutre, simplement curieux. Je ne jugeais pas, je n’avais même aucun priori sur l’activité de stripteaseuse, qu’il soit négatif ou positif. J’espérais seulement qu’elle me donne sa réponse à elle. En espérant secrètement qu’elle soit originale, il me fallait bien l’admettre.

Le froid de la nuit se fait de plus en plus mordant, mais je reste engoncé dans mon manteau sans bouger. J’aime ce calme, quitte à me les geler sévère.
Pendant quelques instants seul le crépitement de sa cigarette vient troubler le silence quand elle tire dessus. Du coin de l’œil, je suis l’élévation de la fumée en volutes paresseuses, un peu perdu dans mes pensées. Lorsqu’elle me demande si mon attente en dehors du stripclub a été fructueuse, je me contente de hausser les épaules.

«  - C’est plus compliqué que ça. Disons que je n’ai pas perdu ma soirée. Après il faut que les pièces du puzzle finissent par former quelque chose de cohérent. C’est là que réside le vrai travail. »

C’était la stricte vérité. Des trucs intéressants, il m’en passait par la tête des dizaines par jour. Mais de là à faire un truc qui tienne un minimum debout, c’était une tout autre affaire. Au moment où elle me demandait si, dans ma quête de l’inspiration, je n’aurais pas mieux fait d’aller faire un tour à l’intérieur, des personnes sortirent du Pink Paradise, s’esclaffant bruyamment. Je détournais brièvement le regard dans leur direction avant de répondre.

«  - Peut-être oui. Mais je suis vraiment mal à l’aise dans ce genre d’endroit. Trop d’agitation, trop de monde, trop de lâcher prise requis pour moi. C’est stupide, hein ? »

La question est rhétorique, elle n’appelle pas forcément une réponse. En même temps, même moi je trouvais ça stupide. Ne pas pouvoir profiter de l’instant présent, avoir continuellement peur d’être jugé, partout, tout le temps. Mais jugé par rapport à quoi ? Aucune idée, mais ça n’aide pas pour autant.
Alors que faire ? Une lobotomie, peut-être.
J’étouffe une quinte de toux dans le creux de la manche de mon manteau. Je ne sais pas pourquoi je lui dis tout ça. Peut-être parce qu’il y a de fortes chances qu’on ne se recroise plus jamais, comme si nous nous trouvions dans une espèce de parenthèse hors du temps. Ou peut-être parce tout simplement parce que j’avais envie de vider un peu mon sac. Peut-être qu’il se faisait trop lourd. J’ai toujours trouvé la nuit plus propice aux confidences.

Finalement je lui pose la question qui me brûle les lèvres depuis plusieurs minutes. Et elle y répond franchement. Pas une réponse toute prête, une vraie réponse.
Dans certaines choses qu’elle me décrit, la perdition dans un monde qu’on ne comprend pas, les prédispositions intellectuelles inexploitées, je reconnais un peu de mon histoire personnelle, même si nous avons choisi des voies diamétralement opposées. À elle l’émancipation et la rébellion, à moi le repli sur soi et le renoncement. À elle les hommes et la drogue, à moi la solitude et les livres. À chacun ses paradis artificiels.
J’imagine qu’on fait tous ce qui nous semble le mieux pour continuer à avancer un peu plus loin. Peu importe le prix à payer, tant que ça continue.
Je lui rends son sourire. Je ne sais pas vraiment quoi lui répondre, ni même si cela suppose une réponse.

«  - Merci. De t’être ouverte à moi. »

Je souffle dans mes mains pour les réchauffer. Le silence est retombé entre nous. Mais ça ne me gêne pas. Au contraire. Ça permet de faire le point. C’est bien de faire le point, de temps en temps.

Quelles étaient les chances que je me retrouve comme ça, au beau milieu de la nuit, devant un stripclub, à discuter avec une des filles sur ses choix de vie ? Pas bien élevées, j’en convenais aisément. Pour autant, j’étais content de m’être trouvé là, que le hasard nous ait rapprochés, ne serait-ce que quelques instants. L’espace d’un instant j’essayais d’imaginer ma vie, si j’avais emprunté la voie qu’elle s’était choisie. J’avais du mal à y arriver, je crois que ce n’était tout simplement pas dans mon caractère. Trop incertain, trop risqué. Pas en l’état actuel des choses en tout cas, il ne faut jamais désespérer de rien.
Un peu plus tard, des jeunes passablement bourrés s’avancent dans notre direction. Je les ai repérés depuis longtemps, il faut dire qu’à part leurs beuglements, le calme régnait plutôt dans la rue. C’est un petit groupe, des jeunes, un peu plus jeunes que moi, vingt, vingt-cinq ans tout au plus. Probablement qu’ils sortent de boîte et que ça va continuer chez l’un d’eux. Ils rient, parlent fort, ils semblent passer du bon temps. Quand ils passent à notre niveau, elle se lève et m’enjoint de les suivre, m’attrapant par le bras pour me faire me lever à mon tour.

Je ne sais pas pourquoi, mais je suis le mouvement. Elle se charge de faire la conversation, les présentations, tout ça. A vrai dire, je crois qu’ils s’en foutent un peu de qui on est, du moment qu’on est là pour faire la fête, ça a l’air de leur aller. Plus on est de fous plus on rit. Je commence à angoisser. Déjà que je ne me trouve pas beaucoup de points communs avec la plupart des jeunes de mon âge, alors avec des jeunes bourrés, c’est encore pire. J’évite soigneusement les soirées, et les rares fois où j’y suis allé, je m’arrangeais toujours pour foutre le camp dès que mon absence ne serait pas remarquée. Ce qui ne mettait jamais longtemps à arriver, fort heureusement.
Mais cette fois c’était différent. Je n’étais pas seul, et surtout c’était totalement imprévu. Je n’avais pas eu le temps de tergiverser, et elle ne m’avait pas vraiment laissé le temps de refuser.  Et puis, il y avait autre chose, quelque chose de romanesque dans cette escapade. En déambulant dans les rues à ses côtés, je ne pouvais m’empêcher de penser à tous ces romans que j’avais lu, et où le héros, un brave type extrêmement timide, faisait la rencontre qui allait bousculer le cours de son existence. Rencontre qui prenait généralement la forme d’une jeune femme extravertie et charismatique. Longtemps je m’étais dit que moi aussi, un jour, je rencontrerai ce genre de personne. Que je le méritais presque. Car au fond de moi, je savais bien qu’un tel changement ne pourrait pas venir uniquement de moi. Trente ans que je l’attendais, et peut-être que finalement aujourd’hui ma patience allait être récompensée. En tout cas je l’espérais.

Nous arrivâmes bientôt chez l’un d’eux et le groupe s’installa sur les canapés qui entouraient une table basse. Je restais interdit quelques instants avant d’aller m’assoir à mon tour, en bout de canapé, à côté cette mystérieuse jeune femme qui elle semblait parfaitement à son aise. Ou du moins c’est l’impression qu’elle donnait. J’étais tendu, mais je m’efforçais de masquer mon stress du mieux que je pouvais.
«  - Je te préviens, je ne sais absolument pas ce que je fais là. »

Et maintenant, que faire ? Paradoxalement, il est à la fois trop tôt et trop tard pour m’en aller, sous peine de passer pour un rustre. Alors, je reste.

Autour de nous ça discute pas mal, de tout, de rien. Certaines personnes se déhanchent sur la piste de danse. L’ambiance est légère, détendue. D’ailleurs, les danseurs ne tardent pas à prendre le pas sur les tribuns, et plus ils s’extirpent de leurs sièges pour aller se trémousser, plus je m’enfonce profondément dans le mien. Technique de camouflage qui a fait ses preuves.

Je contemple le ciel. Il n’y a pas à tortiller, c’est quand même vachement plus agréable qu’un plafond.
J’en suis à ce stade de mon analyse métaphysique quand  ma voisine me passe une bière, que j’accepte, plus par politesse que par goût d’ailleurs, en la remerciant d’un sourire. N’en déplaise à certains, la première gorgée de bière ressemble pour moi à toutes les suivantes : passablement amère et définitivement décevante. Mais je la bois néanmoins comme si rien ne pouvait me faire davantage plaisir. J’acquiesce à sa réponse, même si je sais que ça n’est pas aussi simple.

«  - C’est pas vraiment dans mes habitudes, mais je vais essayer. »

Je trinque avec elle, histoire de sceller cette « promesse ».

«  - Ils ont l’air plutôt sympas. Tu les connais d’où ? »

Je prends mon temps pour boire ma bière. Déjà parce que je n’aime pas vraiment ça, mais également parce qu’avoir un verre d’alcool en main est une raison socialement acceptée pour décliner une invitation à danser. « Ce serait avec plaisir, mais je finis mon verre, là. Peut-être plus tard ? » Dit avec un grand sourire ça passe tout seul. Et quand on a mon sens du rythme, ce genre d’excuses, c’est une bénédiction !

Néanmoins j’essaie de me détendre, j’inspire un grand coup en essayant de me convaincre qu’il est vraiment débile de se tracasser autant pour une soirée insignifiante. Si ce con de Coué a réussi à devenir célèbre avec sa méthode à la noix, c’est bien qu’il doit y avoir un fond de vérité derrière !
Je suis parfaitement à l’aise… Cette soirée est ma soirée… Jusqu’ici tout va bien… Jusqu’ici tout va bien…
Hey ! Mais on dirait que ça marche ce truc ! Ah ben merde alors !