en terrain miné (ft. Danitza)

Cela fait peut-être trois ans que je suis revenu vivre chez mes mères adoptives, mais le sentiment d'être un raté qui n'a pas su saisir sa chance me hante depuis. Si j'ai toujours un travail qui vaille, une bonne position et un bon salaire, des amis etc, il faut dire que le simple fait d'avoir fait un petit "case départ" à la maison ça me fait clairement mal aux dents. Alors, tous les jours, sans rien dire et en espérant mettre de côté au plus vite pour pouvoir à nouveau espérer voler de mes propres ailes, rentrer du travail c'est avec la boule au ventre. Ne vous méprenez-pas. J'adore ma vie, j'adore ma famille - ou du moins j'essaie d'adorer tout le monde, mais c'est assez compliqué - et je suis plus que reconnaissant à mes mères de m'avoir donné une chance en m'adoptant. Mais autant l'avouer, à vingt-cinq ans, j'aspire à autre chose qu'à débarrasser la table tous les soirs, aider à faire le ménage, me disputer sans arrêt avec Danitza pour des broutilles, comme par exemple savoir lequel des deux finira par suer devant la marmite du repas (oui, c'est très appétissant !). Bon, il faut dire qu'Antony, on l'épargne beaucoup, et c'est pas plus mal comme ça, même s'il a connu pire de notre part qu'aujourd'hui.
Alors, forcément, ce jour-là, en rentrant du boulot, je m'écroule comme une merde sur le canapé. Je suis bien content de n'avoir pas entendu d'éclat de voix appartenant à une de nos mères. Je n'ai pas envie d'avoir de leçon de morale sur le fait que le canapé n'a rien demandé pour supporter mon poids ou encore pour me faire taper sur les pieds à coup de journal pour que je les lève de la table basse. Je ne suis pas mal éduqué, mais j'ai pas envie de faire autre chose que ce que je veux. Alors forcément, je suis soulagé. L'air de rien, j'allume la télévision et, une fois encore, je profite de l'absence des maîtres des lieux pour allumer une chaîne de sport. Je ne suis pas très fan des sports de gros bras pour les avoir vécus et y avoir été forcé contre mon gré, mais rien de mieux qu'une petite partie de tennis... ou encore de pétanque ! Puis, la panique. Je soupire en entendant des pas approcher. Eteindre, ça me tente pas, mais me faire taper dessus ou réprimander, autant dire que ça me tente encore moins. Enfin, jusqu'à ce que la tête de Dani ne s'affiche devant moi. Super ! J'espère qu'elle ne va pas s'amuser à dire quoi que ce soit, je suis clairement pas d'humeur. Pire qu'elle lorsqu'elle a ses règles ! Dans un silence complet, elle s'avance dans la pièce. Vers moi ou pas, j'm'en fous, mais je préférerai que non. Alors forcément, quand j'ouvre ma grande gueule, je le regrette aussitôt. Bonjour à toi aussi ma soeur chérie, je vais bien, je t'en remercie. Bon, eh bien, j'avais pas intérêt à me plaindre. Si elle était d'aussi mauvaise humeur que moi, on n'était pas prêts d'avoir une conversation calme.

Content de ne pas voir Danitza dans les parages, je m'étais trouvé bien heureux de ne pas me prendre de réflexion parce que je m'étais affalé "comme une merde" dans ce fichu canapé. Pas très confortable non plus, mais ça, fallait dire qu'il en avait vécu des belles, et qu'il prenait de l'âge ce pauvre coffre à ressors. La télévision, c'est le seul moment où je peux la regarder : personne pour m'imposer un programme de merde (Dani, c'est pour toi !) ni personne pour me faire la morale sur ce que je regarde (ah, mes chères mamans !). Je n'étais donc, vous l'aurez compris, pas prêt à me plaindre ni du canapé ni de la télévision, qui mettait trop longtemps à mon goût pour s'allumer. J'avais mon moment de tranquillité, bien qu'il fut de trop courte durée. Pff, mais qu'est-ce qu'elle faisait là, elle ?!

Alors, certes, ma phrase n'aidait carrément pas à imposer une ambiance calme entre nous, mais honnêtement, elle pouvait quand même me saluer ? ou bien faisais-je complètement partie des murs ? Sans doute la deuxième option. Avec Dani, il fallait que je considère tous les mauvais choix à faire avant d'envisager les bons... même s'il n'y avait jamais rien de bon ou de bien avec elle. Du moins, pas si j'étais dans le coin.

Sans bouger de mon canapé, je soupirais. Tu veux pas aller fumer ailleurs ? ou genre arrêter de fumer complètement ? Tu me les brises avec ta fumée qui va rentrer même si t'es dehors. Alors, certes, elle pouvait fermer la porte, mais c'était déjà pas son genre et quand bien même, je trouverai un autre moyen de l'emmerder. En fait, je trouvais toujours.  

Des fois,  je peux être supportable, mais seulement des fois. Et bizarrement quand ça arrive, ça tombe toujours sur un jour où quelqu'un d'autre doit me faire chier, résultat je redeviens insupportable. C'était certainement pour ça que je vivais plus la nuit que le jour, au moins à 2h du matin y a généralement personne pour me faire chier, à part l'insomniaque qui traine sur les réseaux sociaux, mais ça, ça va encore. Bref, parfois chez les Wheeler c'était toute une stratégie pour ne pas se croiser pour notre plus grand bien.

J'avais espéré qu'aujourd'hui serait encore un de ces grands jours, mais voilà que quand je me motive enfin à fumer ma clope, je crois l'imbécile qui me sert de frère aîné. Et bien sûr, alors que je veux passer sereinement, sans créer d'histoires, mais apparemment rien qu'à sentir notre présence dans la baraque, on devait s'emmerder l'un l'autre. Ça marche par paire, comme la lune et le soleil ; t'as pas l'un sans l'autre, à mon plus grand regret parfois.

-C'est toi qui me fais fumer tellement tu me fais chier, enfoiré, je lâche sans retenue en ouvrant la porte menant au petit jardin.

Je souris en coin, fière de ma réplique, avant d'allumer ma clope et la coincer entre mes lèvres, appuyée aux chambranles de la porte, entre l'air froid de dehors et l'intérieur chaud de la maison. Rien à foutre que je casse Monsieur Jordan et son confort, après tout il m'a emmerdée en premier, il a qu'à se faire refroidir de toutes les manières possibles.