When East meets West w/ Sera

Par chance, Gina s'attaque à Ruby en premier, même si je ne doute pas d'être la suivante sur la liste. À vrai dire, j'espère que ce petit jeu de trouvaille de pépites sur le net ne m'engagera pas sur un sujet compliqué. Je n'aime pas mentir ou paraître malhonnête. Mais pour l'instant, je regarde la photo qui vient de s'afficher, avec un petit sourire amusé. Pas moqueur, amusé. Il faut dire que pour une blogueuse mode, le style qu'elle affiche à l'écran est loin d'être à la hauteur de son titre. Je ne fais aucun commentaire étant donné que Gina est bien assez douée pour mettre les gens mal à l'aise.

Je souris un peu plus lorsqu'elle sort un beau gros mot en direct, et cache un peu mon petit rire avec ma main droite. Parfaitement manucurée, soit dit en passant. Je peux comprendre sa réaction.

"Et pour la petite anecdote, il faut dire que dans la mode d'aujourd'hui, les vêtements amples redeviennent tendances. On peut presque dire qu'elle est en... avance sur son temps."

Je continue de sourire mais m'arrête bien vite lorsque la présentatrice se tourne vers moi. Okay, je sens venir la question ou l'image gênante. J'inspire un bon coup pour anticiper et ne pas, comme Ruby, sortir un gros mot. Le moindre petit faux pas peut créer des tonnes de commentaires négatifs sur la Toile, je veux à tout prix éviter de faire du tort à Zeffie.

"On a tout autre chose pour vous, Zeffie. Un cliché fort sympathique d'une charmante créature... Voulez-vous nous en parler ? Qui est-ce et quel est l'état de votre relation ?"

En voyant la photo de Rayane - que j'ai moi-même prise - je pâlis. Ce n'est vraiment pas le moment de parler de lui, alors que nous sommes en pleins doutes. Enfin, moi surtout. J'ai surtout en suspens cette "révélation" de son infidélité. Rien n'est mis à plat pour l'instant. Et il faut que cette Gina me sorte cette connerie de photo instagram ??? Mon regard est plus sérieux. Je n'aurais peut-être pas dû venir sur ce plateau...

"C'est plutôt personnel et comme vous devez le savoir, je ne parle pas de mes relations personnelles à la TV, radio ou tout autre média." Dis-je sur un ton plus que sérieux.
"Oh, un petit détail croustillant Zeffie ! Je pense que vos fans seraient ravis d'en savoir plus !"
"Mes fans, comme vous le dites, savent que le garçon sur cette photo est... mon compagnon. Mais le reste est d'ordre privé. Je ne souhaite pas divulguer son nom ni quoique ce soit qui pourrait le mettre mal à l'aise dans ses activités. Question de respect."

Elle doit sentir la tension puisqu'elle décide, alors, de changer de sujet. Je bois de nouveau à ma bouteille pour tenter de me calmer. Cela ne m'a vraiment pas plu.

L'atmosphère devient soudain bien plus pesante sur le plateau. Du moins, pas en apparence ; Gina ne se laisse absolument pas décourager par la réponse froide de Zeffie. Business is business, comme on dit. Elle se tourne à présent vers le public et fait le show avant de revenir vers moi.

"Puisqu'on parle de mystère, en voilà une qui en a beaucoup... Vous êtes admirée parce que vous faites votre shopping dans n'importe quelle grande surface, et partagez vos bons plans en ligne. Dites-nous, Ruby, qu'est-ce qui vous a donné envie de bloguer ?"

Ma thérapeute. Ah non, mauvaise réponse... Je souris le plus naturellement du monde en cherchant mes mots. L'important, c'est d'être le plus honnête possible, sans verser dans le mélo-dramatique.

"Je crois qu'on a toutes commencé de la même façon. Au départ, ce n'était un passe-temps d'adolescente. J'avais envie de garder un souvenir de mes tenues, alors j'ai tenu un journal en ligne... Rien d'extraordinaire."

Ni de très croustillant. Je sens que les journalistes vont s'arracher mon histoire, après cette interview de malade ! Ou pas.

"Vous étiez déjà très photogénique. On constate d'ailleurs que vous prenez des poses comme les mannequins, avec cet air désinvolte..."

Les photos défilent sur ma droite, datant toujours de la même période que tout à l'heure. On m'y voit blasée, et... triste. Je ne me rappelais pas de ce détail, et le contraste avec mes clichés actuels me fait office d'électrochoc.

"On dirait presque que vous n'étiez pas heureuse de vous exhiber de cette façon..."

Mon regard se fixe sur Gina, dont la mine innocente ne trompe pas. "M'exhiber" ? Qu'est-ce que c'est que ce délire ? Elle essaie de prouver quoi, au juste ?

"Je ne... vois pas où vous voulez en venir."

Elle lève les mains avec l'air de ne rien sous-entendre, puis m'achève une fois pour toutes :

"Je dis seulement que vous semblez ne pas avoir débuté de votre plein gré."

J'éclate de rire. Haut et fort. Pour le moment, il n'y a que ça à faire. Et le public se joint à moi. Tourner cette question en dérision me paraît être la meilleure solution, parce que si je me l'autorisais, je passerais par-dessus cette table pour lui faire bouffer ses fiches. D'ailleurs, on est pas à l'abri que je change d'avis d'ici la fin de l'émission... Je passe mes doigts sous mes yeux, pour essuyer l'éventuel accident de mascara, en reprenant mes esprits.

"Merci pour ce fou rire... Ça fait du bien ! Mais ne vous inquiétez pas, Gina, je suis très heureuse de faire ce job, et personne ne m'y contraint."

Je ponctue ma phrase d'un clin d’œil avant de boire une nouvelle gorgée d'eau.

J'ai conscience que je viens de faire tomber l'atmosphère bien bas mais pour l'instant, je m'en moque un peu. Je n'aime pas ce qu'elle a fait, ce petit piège pour que je parle de Rayane. Je n'aime pas me rappeler de lui, du problème qui se passe entre nous en ce moment. Je soupire dans mon coin en reposant ma bouteille et regarde l'animatrice s'en prendre de nouveau à Ruby. Ne cessera-t-elle donc jamais ?

J'avoue cependant que sa question, plutôt la réponse à celle-ci, m'intéresse. Pourquoi s'est-elle mise à bloguer, en effet ? Les raisons sont toujours intéressantes à connaitre. J'écoute Ruby avec attention, sans intention de me moquer. Je hoche la tête au fur et à mesure qu'elle parle comme pour approuver ses propos, ce dont elle n'a nullement besoin. J'aime beaucoup la façon dont elle s'est inscrite dans le milieu.

J'ai un petit rire forcé en suivant celui de l'autre blogueuse, même si je ne sais pas pourquoi on rit au juste. En tout cas, si ce cliché me montrait moi, dans cet état, je n'aimerai pas du tout qu'on le divulgue ainsi ! Je reste ensuite assez perplexe. Mais comme on dit, mieux vaut en rire qu'en pleurer, pas vrai ? Reste qu'en effet, elle ne semblait pas très heureuse à cette époque.

"Oui, nous sommes des femmes modernes ! Plus personne ne peut nous contraindre à faire telle ou telle chose. Notre avenir nous appartient."

Je rajoute, même si de part le monde, des tas de cas de femmes soumises viennent perturber cette utopique idée. Gina poursuit en décrivant nos parcours respectifs et je l'écoute d'une oreille distraite, souriant de temps en temps quand le moment l'exigeait. Je faisais des coucous de temps en temps aux personnes du public qui cherchaient mon attention.

"Revenons vers vous, Zeffie. Vous allez également apparaître dans le clip du chanteur Ezeckiel, et de son groupe, n'est-ce pas ? Nous avons d'ailleurs un petit teaser de ce dernier."

La régie lance ledit teaser où, en effet, on me voit l'espace de quelques secondes sur les 30 de la vidéo. Je hoche la tête avec un petit sourire, bien plus à l'aise de parler de cela que de ma vie privée.

"Oui c'est vrai, j'en suis même ravie ! Ezeckiel est un garçon formidable et plein de talent. C'est un plaisir, pour lui comme pour moi, de se faire un petit partenariat de ce genre et de confronter nos fans respectifs, qui sont souvent les mêmes ! J'ai hâte que le clip sorte."

Maintenant que Gina a jeté son dévolu sur Zeffie, je peux enfin souffler. Nan mais... Quelle garce, cette journaliste ! Comme si j'allais parler de choses aussi privées à la télévision ! Vous imaginez si j'avais été une enfant maltraitée, que ses tuteurs auraient forcée à poser devant l'objectif ?! Elle est complètement folle de se lancer dans des suppositions aussi abjectes !

Je prends une profonde inspiration quand je vois du monde s'agiter en coulisses, juste au-dessus de l'épaule de notre interviewer. Ça va bientôt être l'heure de laisser ma place, et il était temps !

"Bien ! Il ne nous reste plus qu'à remercier nos deux amies blogueuses et à leur souhaiter une excellente continuation ! Vous pouvez les applaudir bien fort !"

Je m'apprête à me lever mais Zeffie se contente de sourire en saluant le public, aussi je me ravise pour faire de même pendant que Gina annonce la coupure publicitaire. Ah, oui : il faut attendre que les caméras s'éteignent pour filer à l'anglaise. Je patiente donc sagement jusqu'à ce qu'on me fasse signe de quitter le plateau, et rejoins les coulisses d'un pas pressé. Je lâche même un soupir de soulagement quand je suis certaine que personne ne me regarde... Enfin, personne exceptée Zeffie.

"Haha... C'est un sacrée numéro, cette Gina !"

Je passe une main dans mes cheveux, puis m'approche pour qu'elle soit la seule à pouvoir m'entendre :

"Ça te dit d'aller discuter de cette histoire d'émission ? C'était mon premier plateau, et je crois que j'ai besoin d'un verre..."

Priant pour qu'elle ne me le refuse pas, je hausse un sourcil encourageant.

J'ai cru que je n'en verrais jamais la fin ! Mais finalement, le monde s'affaire autour de nous et je salue le public avec ce même sourire mi-honnête, mi-crispé. J'ai hâte de pouvoir quitter la chaise de ce plateau et aller boire au moins une bière dans un petit resto du coin. J'ai tellement faim ! Je me demande même si mon ventre ne va pas gargouiller, moi aussi. Je me retiens le plus possible de mon envie de faire pipi, fulgurante au fur et à mesure que j'avale toute cette eau. Il faut bien qu'elle ressorte un jour, n'est-ce pas ?

Bientôt, on nous dit de quitter le plateau et je suis soulagée. À moi les coulisses, le pipi-room et les talons plats. J'en ai mal au pied, à courir partout dans Vancouver pour faire ma promo. Mine de rien, c'est de l'effort d'être blogueuse ! Je rejoins donc les coulisses et souris un peu en entendant le soupire de soulagement de Ruby, faisait écho au mien. Je pense qu'on ressent, à cet instant, la même chose.

"Sacré oui... Elle représente le style d'animatrice que je ne peux pas supporter..."

Dis-je en toute honnêteté, espérant qu'elle ne me prenne pas non plus pour une pimbêche hautaine. Je ne suis pas comme ça. C'est juste que Gina, elle me tape vraiment sur le système parfois avec ses questions. Ce n'est pas la première fois que j'y fais fasse mais j'ai bien envie de croire que c'est la dernière.

Face à la proposition de ma collègue, je hoche de la tête. Si je peux apporter mon aide, mon expérience à quelqu'un... je suis partante !

"J'en ai besoin aussi, alors ok ! Je fais juste un tour aux commodités avant."

Oui oui, elle a bien entendu... "commodités". Je m'efforce d'avoir un langage un peu snob quand je suis sous Zeffie, c'est plus fort que moi parfois. Il m'arrive de dire ce genre de mots complètement dépassés, qui ne se disent plus couramment. Je file donc faire un tour aux toilettes et reviens deux petites minutes plus tard, un peu plus fraîche.

"Allons-y ! Je connais un petit bar sympathique au coin de la rue où on pourra discuter tranquillement."

Je l'y emmène donc.